Instruire
C'était un jour de classe mais ils étaient à la Cité des Sciences. Constance avait réveillé Tom comme chaque matin et ils étaient partis tous les deux en école buissonnière. Liberté volée, savourée.
Et son fils, le visage épanoui. En soif d'apprentissage, en pleine curiosité. Vivant. Comme chacun d'entre nous.
Il faisait et refaisait avec passion et sans cesse les mêmes expériences. Dix, quinze, vingt fois. Il regardait faire les autres, il réfléchissait, il s'imprégnait, il expérimentait à son tour. Il n'avait pas manipulé le quart de tout ce qui était à disposition dans ce lieu d’une richesse incroyable.
Constance observait les autres, en groupes, installés dans leurs rôles respectifs.
Enseignants stressés, organisés, pressés. Dévoués, essorés, banalisés. Enfants à leur place d’enfants. Trop enfants dans cette vie d'adulte. Citadine, normative.
Nécessité de rentabiliser la sortie scolaire de l’année. « Pas plus de cinq minutes à chaque activité ! », « Ne bougez pas ! », « Attendez ici », « Qu’est-ce que tu fais toi encore ? », « Reviens ici. Arthur ! », « Si vous n’êtes pas sages je vous préviens on repart tout de suite »
... Ah oui, vraiment ?
« Lisez bien la fiche à remplir », « Répondez précisément. » La bonne réponse, la réponse attendue, à l'endroit attendu.
Ne cherchez pas ailleurs, ne vous perdez pas.
Ne jouez pas, ne chahutez pas, ne vous amusez pas de trop. Un peu de calme. Soyez sages. Vous avez du travail. Vous êtes en moyenne section de maternelle tout de même.
Constance imaginait ce tableau tristement idéal. Les enfants deux par deux, ne remuant pas, ne criant pas, ne se bousculant pas. Les uns derrière les autres, à bonne distance, vifs, attentifs, se donnant la main, tranquillement. Attendant leur tour. Sans impatience.
Cinq minutes sur chaque activité, sans en demander plus, sans insister bruyamment, vivement. Sans même en vouloir plus.
Polis, prévenants, intéressés par tout ce qui leur était donné. Levant la main, patiemment. Sachant rester à leur place d’enfant. Triste place. Vidée d’enfance.
Elle imaginait ce monde où les autres feraient ce que l’on attendait d’eux. Où l’enfant ne serait ni trop, ni pas assez. Juste comme il faut.
Constance frémit. Violence institutionnalisée, si bien organisée. Violence à l'enfance.
Elle se mit à rêver à l'école qui lui ressemblerait. Ouverte et bienveillante. Complémentaire. Où le monde extérieur serait le bienvenu, où les grands auraient une place à côté des plus petits. Pour accompagner, pour partager les savoirs et les expériences, tisser du lien et échanger toutes générations confondues dans un même but.
L'épanouissement de l'enfant. Son bien-être. Lui offrir le temps de grandir. Comme on ferait un cadeau.
Elle espérait une école où le chagrin de la séparation serait entendu et respecté. Arrêter l'autonomie à tout prix. Dès le berceau. Bientôt in utero.
Une école avec du lien et de la cohérence. Une école avec du choix, une école avec du temps. Et des sorties qui ne soient pas qu'exceptionnelles. Permettre la vraie expérimentation, celle qui se fait à l’initiative de l’enfant. Prévoir des espaces de jeux libres, des espaces de repos. Mélanger les âges. Autoriser la parole. La liberté de mouvements. Ne plus punir, exiger, rabaisser. Un lieu où tout ne serait plus échelonné, quantifié, organisé sur une année scolaire.
Il faut du temps pour apprendre. Le temps de se perdre, le temps d'avoir envie.
Une école pour que l'enfant sache qui il est, ce qu'il aime, ce qu'il veut. Sans compétition, sans humiliation, sans forçage, sans étiquetage, où les supports proposés seraient intelligents, complexes et variés. Pour qu’il y ait juste à piocher dedans au moment adéquat. Oublier. Et y revenir.
Pour que l'apprentissage ne soit pas unique et prédéterminé, excluant ceux qui sont en avance autant que ceux qui sont perdus. Au-dessus de la moyenne. Au dessous de la moyenne. En finir avec la moyenne.
En finir avec ses absurdités : connaître les couleurs à trois ans, la comptine numérique à quatre ans, les syllabes à cinq, la lecture à six, la soustraction à sept... Ni avant, ni après. Ou trop, ou pas assez. Réviser pour les évaluations et puis oublier.
Une école où chacun serait différent, où chacun serait respecté. Dans son rythme, dans ses difficultés, dans ses goûts. Où l'enseignant lui-même se respecterait et ne se sentirait menacé ni par ses supérieurs hiérarchiques, ni par les petits, ni par leurs parents.
Une école où chacun aurait le droit de dire non, de changer d'avis, de se tromper.
Une école pour les enfants qui ne veulent rien, pour ceux qui sont lents, pour ceux qui rêvent, pour ceux qui chahutent.
Cette école-là restait à inventer.
Pour le moment, il y avait un petit garçon à écouter. Un petit garçon à rassurer, à élever. Son petit garçon. Restaurer sa confiance en lui et accéder au plaisir d’apprendre.